Stéphany Chainon, la marinière artisanale qui défie l’armada industrielle

Depuis quinze ans, Stéphany Chainon est marinière artisanale. Sur les canaux du Bassin parisien, de l’Oise, du Nord et de l’Escaut, elle transporte quotidiennement jusqu’à 700 tonnes de marchandises. Découverte d’un métier où l’indépendance pourrait chavirer face à l’armada industrielle.

Dès qu’elle ouvre la porte, ses vêtements la trahissent. Un tee-shirt marinière noir et blanc qui ne laisse pas de place au doute : son métier, Stéphany Chainon le porte sur elle. Dans sa cabine, elle se déplace en chaussettes. Ce bateau, c’est aussi sa maison.

Sa péniche, elle la connaît par cœur. Dès son plus jeune âge, elle observait son père à la barre. En 2010, elle la rachète et devient cheffe de l’entreprise familiale.

Comme ses parents et ses grands-parents avant elle, Stéphany est batelière artisanale. Mais elle le reconnaît, à l’heure où les flottes industrielles se multiplient et où la compétitivité régit le marché du transport fluvial, « il n’est pas toujours facile de se faire une place en tant qu’indépendante ». Sa mère, Évelyne, témoigne : « À mon époque déjà, la batellerie artisanale était menacée. Aujourd’hui, c’est un peu comme les petits commerces face aux grandes surfaces. »

Sur le canal du Nord, Stéphany garde le cap face à la concurrence des grands groupes. ©Ginevra Vulterini

Gens d’à bord et gens d’à terre

Après avoir obtenu son baccalauréat, Stéphany se lance dans l’hôtellerie-restauration, jusqu’à devenir directrice de restaurant. Evelyne précise : « On voulait que nos enfants fassent des études, qu’ils aient un bagage, au cas où. »

Et même si Stéphany a changé de voie, ses proches sont unanimes, ce parcours lui a été utile : « Elle a acquis des notions en droit nécessaires à la reprise d’une entreprise puis elle en est devenue cheffe», souligne sa mère. Yohann, le compagnon de la batelière, confirme : « Son expérience l’a amenée à développer des compétences managériales. C’est comme ça qu’elle m’a appris le métier, avec patience et pédagogie. » Depuis soixante-quinze ans, son bâteau se transmet de génération en génération : « Depuis que mon grand-père a acheté ce bateau en 1950, il a changé plusieurs fois de devise, c’est‑à‑dire de nom, mais il n’est jamais sorti de la famille », raconte-t-elle, émue.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, être batelière n’est pas un métier solitaire : « On est peut-être seuls dans nos cabines mais, dans ce milieu, on se connaît tous. Les soirs d’été, on s’invite, on organise des barbecues, on part en vacances ensemble. » Mais Stéphany le reconnaît, ce monde reste très fermé. Souvent appris dans la sphère familiale, le métier de batelier est une affaire de transmission. Même s’il a aujourd’hui épousé la profession, Yohann n’a pas grandi sur un bateau et il s’est battu pour se faire respecter par ses pairs :  « Beaucoup considèrent qu’une personne extérieure au métier n’aura pas l’expérience et le vécu nécessaires pour naviguer. Yohann était considéré comme le gars d’à terre », explique sa compagne. Elle poursuit : « Ce n’est pas monsieur ou madame Tout-le-monde qui peut décider de naviguer du jour au lendemain. Il faut apprendre les règles, les priorités de passage. »

La communication est essentielle dans ce métier !
Stéphany Chainon, batelière

Installée aux commandes du bateau sur un fauteuil pivotant, casque audio vissé sur les oreilles, elle surveille attentivement le Tresco, une carte de navigation fluviale : « Un peu comme le GPS dans les voitures, cet outil nous permet de connaître notre position mais surtout de localiser les autres bateaux qui circulent. » Les bateaux avalants, qui descendent le canal de l’amont vers l’aval, ont toujours la priorité pour franchir les écluses. Après leur passage et lorsque la journée se termine, ils peuvent amarrer en premier sur les quais pour y passer la nuit.

Mais sur bien d’autres sujets, les marinières et mariniers sont nombreux à déplorer une réglementation beaucoup plus laxiste en France qu’en Belgique ou aux Pays-Bas.

Par exemple, dès qu’ils franchissent la frontière, les pavillons français ont l’obligation de savoir parler anglais ou néerlandais afin de se déclarer aux autorités compétentes, sous peine de se voir pénalisés ou immobilisés. En France, aucune mesure similaire n’existe, tout comme les taxes sur le dépôt des déchets ou des fluides usagés. Un certain nombre de bateaux étrangers profitent donc de cette souplesse et les tensions entre professionnels du secteur n’en sont qu’exacerbées : « Ils se croient chez eux. Ils font des choses chez nous qu’ils ne feraient pas dans leurs pays parce que leurs règles sont beaucoup plus strictes », regrette Yohann.

À chaque passage d’écluse, Stéphany sort à l’extérieur de la cabine. Équipée de gants épais pour manipuler les cordages souvent gelés en plein hiver, elle arrime son bateau pour éviter qu’il bouge et endommage l’infrastructure : « La communication est essentielle dans ce métier ! Bien sûr, on échange avec nos collègues mariniers mais il y a aussi les éclusiers que l’on prévient bien en amont de notre passage. Ce sont eux qui gèrent le flux entre les bateaux montants et les bateaux avalants. »

Le spectre du canal Seine-Nord Europe

Les affréteurs et affréteuses entrent aussi en jeu puisque ce sont eux qui font l’intermédiaire entre des clients qui ont des produits à exporter et les compagnies de transports. Ils leur proposent des dates de chargement et de déchargement et leur indiquent la marchandise à transporter, le tonnage mais surtout le prix : « C’est notre revenu à nous en tant qu’indépendants. Mais un affréteur privilégiera toujours la rentabilité. Ça nous oblige parfois à nous aligner sur les prix que proposent les grandes flottes industrielles », souligne Stéphany.

Il y a peu de temps encore, Stéphany et Yohann envisageaient d’acheter un plus gros bateau. L’objectif était de faire face à la concurrence que le futur canal Seine Nord Europe risque d’apporter. Cette voie fluviale à grand gabarit, capable d’accueillir des péniches de 4 400 tonnes, reliera le Bassin parisien au canal Dunkerque‑Escaut. Mais leur fils de 15 ans, Ylann, avait besoin d’une adresse fixe afin de commencer une formation de pompier : « On veut qu’il trouve sa voie, même si ça sous-entend qu’il ne reprendra pas le bateau. On préfère qu’il soit heureux à terre que malheureux à bord », explique Stéphany. De fait, le projet d’acheter une péniche à plus grand gabarit a été suspendu, au profit de l’achat d’une maison l’été dernier.

À Sains-lès-Marquion, pour manœuvrer sans encombre, la rigueur et le dialogue entre bateliers sont exigés. ©Ginevra Vulterini

Pour le moment, le tonnage maximum des bateaux qui circulent sur le canal du Nord leur permet de continuer de mener à bien leur entreprise. Mais le couple le sait, à terme, l’entrée en service de ce nouveau canal à l’horizon 2030 risque bien de rebattre les cartes.

Parmi tous ces acteurs, Stéphany a su se faire une place dans le métier, bien qu’elle ne soit jamais acquise. Aussi longtemps qu’elle le pourra, elle restera, comme elle aime le dire, « une femme d’à bord ».

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