La présence des polluants éternels a été dissimulée pendant plusieurs années à Chièvres, village de Belgique. Les habitantes et habitants dénoncent l’inaction des pouvoirs publics.
En arrivant à Chièvres, un village belge à 70 kilomètres à l’est de Lille, un détail intrigue : de petites affiches sont collées sur les devantures de certaines habitations. Des tracts de PFAS-SOS Notre santé, une association citoyenne qui lutte contre la contamination des PFAS dits polluants éternels, substances chimiques considérées comme dangereuses pour la santé. Porteurs d’un cri collectif, ces tracts revendiquent le droit à des réponses et à une justice qui ne vient pas.
Pour Geoffrey Vanstals, 46 ans, tout commence le 8 novembre 2023. Ce jour-là, il allume son téléviseur. Et découvre avec stupeur que son eau est polluée depuis plusieurs années. Dans l’émission d’investigation Le silence coupable, des journalistes de la RTBF révèlent que le puits utilisé par leur distributeur d’eau, la Société wallone des eaux (SWDE), présente un taux de PFAS extrêmement élevé. Soit cinq fois plus que la dose tolérable (100 nanogrammes par litre). Cet ingénieur de profession se souvient : « Je me suis dit P-F-A-S ? C’est quoi ces quatre lettres ? » Son émotion est encore palpable. Depuis, les polluants éternels se sont immiscés dans son quotidien. Il a investi dans un filtre d’eau pour sa cuisine et ne se baigne plus dans sa piscine.
Deux jours après le reportage, il crée un groupe Facebook. Le quarantenaire ne s’attendait pas à autant de réactions. « À midi, il n’y avait que 20 abonnés. Vers 17 heures, j’ai constaté qu’ils étaient déjà plus de 400. » Le groupe en compte désormais plus de 2 000. L’association, dont il est le président, est financée par des dons et des cotisations. Son but : lever le voile sur ce scandale qui aurait exposé 90 % de la population locale aux PFAS.

Identifier les responsables
Pour Chièvres, ces quatre lettres évoquent à présent un refrain tristement familier. Depuis les révélations de 2023, le village de Wallonie et son eau sont régulièrement l’objet de débats au sein du parlement régional, où l’on se renvoie la balle quant à la responsabilité du scandale. Aujourd’hui encore, aucun acteur n’a été désigné comme responsable de la rétention d’information qui a laissé les 7 000 habitantes et habitants boire de l’eau contaminée pendant au moins cinq ans.
Face à l’absence de mesures publiques et désemparés par la confusion des discours, Geoffrey Vanstals et l’association ont décidé de porter plainte. « Il faut pouvoir déterminer les responsabilités, explique-t-il. Ce qu’on veut vraiment savoir c’est pourquoi on ne nous a pas communiqué de mesures de précaution ? »
Tout le monde (sauf Chièvres) savait
Geoffrey a souhaité garder secret le destinataire de la plainte. Les membres de l’association, réunis en partie civile, réclament la création d’une commission d’enquête indépendante par un juge d’instruction. Elle viserait à identifier le pollueur et les personnes ayant dissimulé la présence de PFAS dans l’eau. Pour Me Laura Monnier, avocate spécialiste en droit de l’environnement, cette procédure peut permettre aux citoyennes et aux citoyens de « faire valoir leur droit en tant que victimes d’un délit de pollution ».
Le groupe espère obtenir une indemnisation pour le risque auquel il a été exposé. Il demande une étude locale approfondie sur les PFAS et leurs conséquences sur les Chièvroises et Chièvrois, qui revendiquent également un droit de regard sur la distribution de l’eau. La ville francophone de Belgique partage une partie de son canton avec une base de l’armée américaine. Celle-ci aurait signalé dès 2017 à la SWDE la présence dans l’eau courante de PFAS de type PFOS et PFOA, principaux polluants cancérogènes. Les militaires ont alors commencé à consommer de l’eau en bouteille, selon Geoffrey. Mais ce signalement n’a pas été porté à la population.

Selon la RTBF, le gestionnaire de l’eau n’était pas le seul à détenir cette information. L’ancienne ministre wallonne de l’Environnement, Céline Tellier, était aussi au courant depuis 2021. De nouveau, son cabinet attend deux ans avant d’en informer les pouvoirs locaux en mars 2023. Ceux-ci décident d’installer deux unités de filtre à charbon actif pour filtrer l’eau de la ville sans pour autant rendre publique la présence des substances. Geoffrey regrette ce manque de transparence et de prévention pendant six ans. Un simple signal des autorités aurait pu limiter sa consommation d’eau polluée : « Un fumeur qui prend une cigarette, il voit l’avertissement écrit sur le paquet. Moi quand je prends un verre d’eau, rien ne me dit que je mets ma santé en danger. »
« On essaie d’en parler le moins possible »
« Beaucoup de personnes ont développé des cancers. Plus d’une dizaine sont parties », déplore Paulette, 85 ans. Installée dans la commune depuis 50 ans, elle souffre de problèmes de thyroïde. Si ses troubles n’ont pas été reconnus par son médecin comme liés à ces molécules, l’octogénaire émet un doute : « Je veux juste qu’on me dise ce qu’il se passe plutôt que de nous laisser nous empoisonner. » Ce climat d’incertitude plonge Chièvres dans une omerta. « On essaie d’en parler le moins possible », explique t-elle. Franz, ancien ingénieur chez Engie, confirme, mais se veut moins alarmiste : « J’étais déjà sensibilisé à ces thématiques. Je n’ai pas été choqué. » Ce Néerlendais fait confiance aux filtres à charbon actif mis en place en avril 2023. « Je n’ai aucune maladie si ce n’est celles liées à mon âge », plaisante-il. Franz continue de boire l’eau du robinet.
Paulette, elle, s’est adaptée : « J’ai dû repenser ma façon de préparer mon café. Une amie française me livre chaque mois 60 bouteilles d’eau. » Les deux Chièvrois ont volontairement pris part aux campagnes de tests, mises en place par l’Institut scientifique de service public (Issep), début 2024, pour connaître le taux de PFAS dans leur sang. Sans surprise, tous deux sont positifs ; au-delà des 4,4 nanogrammes par litre de sang définis par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) comme seuil tolérable. « Lors de ma deuxième prise de sang, j’étais à plus de 50 », révèle Paulette.
Aujourd’hui encore, Chièvres peine à se penser autrement que la ville « empoisonnée ». « On peut choisir son opérateur, son fournisseur d’électricité, mais l’eau, c’est la seule chose qu’on ne peut pas choisir. On vous l’impose », critique Geoffrey. Un sentiment d’impuissance face au fléau des PFAS et à l’opacité de la gestion de cette ressource vitale. Ce village wallon demeure un symbole d’une crise sanitaire sous silence, où la quête de vérité se heurte à une certaine indifférence. Malgré une justice qui tarde à se dessiner, les riveraines et les riverains restent bien décidés à faire entendre leur voix, en espérant, un jour, retrouver leur eau d’autrefois.