De Lille à Compiègne, une mobilisation toujours vive contre le canal Seine-Nord Europe

Alors que les travaux préliminaires sur le canal Seine-Nord avancent depuis plusieurs mois, la contestation se poursuit, au tribunal comme sur le terrain. L’opposition multiplie les stratégies pour défendre sa vision face à ce gigantesque projet d’aménagement fluvial.

À Ribécourt-Dreslincourt, au nord de Compiègne, un pont vient de sortir de terre. Pterois (pseudonyme), membre du collectif Méga Canal Non Merci, observe d’un œil critique l’ouvrage flambant neuf, l’un des 62 qui serviront à franchir le futur canal.

Le canal Seine-Nord Europe (CSNE), c’est l’histoire d’une autoroute fluviale de 107 kilomètres dans les cartons depuis maintenant cinquante ans. Ce projet de grande ampleur vise à établir une liaison pour bateaux de grands gabarits entre la Seine et le réseau fluvial Nord-Européen. 

Pour permettre de faire circuler des convois de 4 400 tonnes, la nouvelle voie d’eau aura une envergure de 54 mètres. C’est presque dix fois plus que le canal du Nord, présent sur une partie du tracé du CSNE, et où naviguent depuis les années 1960 des bateaux… dix fois moins lourds. Le porteur du projet, la Société du canal Seine-Nord Europe (SCSNE) – dont le coût est estimé à huit milliards d’euros - entend ainsi renforcer les échanges commerciaux au niveau de l’Union européenne et avance qu’il contribuerait à diminuer d’un million par an le nombre de camions sur les routes.

C’est ce qu’assure Aurélia Poletti, responsable communication de la SCSNE : « Le trafic routier a une croissance plus faible dans une situation où le CSNE existe que dans une situation où il n’existe pas. » Pour Pterois, cet argument sert uniquement à faire avaler la pilule du coût écologique réel du projet. De fait, la SCSNE s’appuie sur une augmentation moins intense, certes, mais une augmentation tout de même. Dans une étude d’impact datant d’octobre 2023, elle avançait que « l’évolution du trafic routier augmente annuellement de1,08 % si le canal n’existe pas et de 0,88 % s’il existe ». 

Une bataille juridique

Méga Canal Non Merci (référence au collectif anti-bassines des Deux-Sèvres) est né dans l’Oise en 2022, lorsque le voisinage a assisté aux premiers travaux préparant le creusement de la voie d’eau. Depuis, la lutte s’est élargie. Sur le pont de Ribécourt-Dreslincourt, un tag du collectif des Soulèvements de la Terre affiche                 « Non au canal» en soutien aux activistes.

Tag sur le pont de Ribécourt-Dreslincourt qui permettra de franchir le futur canal. ©Iliès Attia

Un recours sur le fond a été déposé au tribunal d’Amiens le 6 décembre 2024 par deux associations : Protection du Territoire Seine Escaut (fondée par des activistes de Méga Canal Non Merci) et Nord Nature Environnement. Cette procédure judiciaire vise à contester la légalité du projet en s’attaquant à la dernière autorisation environnementale signée en août 2024 par les préfets des départements traversés. Celle-ci permet le début des travaux entre les communes de Passel (Oise) et Aubencheul-au-Bac (Nord).

Carte originale de la trajectoire du CSNE. ©Émilie Proumen

Les associations en charge du recours ont relevé au moins sept irrégularités à cette autorisation. Parmi elles, un recensement incomplet des espèces protégées qui seraient menacées le long du parcours : la SCSNE en a comptabilisé 140 ; plus d’une quarantaine auraient été oubliées d’après les activistes. Des reptiles comme le lézard agile ou encore un mammifère, le campagnol de Scherman, ont pourtant été observés par l’association Picardie Nature sur les secteurs 2 à 4 (voir carte).

Une bataille sur le long cours, puisque d’après Me Elohane Durand, une des avocates chargées du recours, « cette procédure devrait durer au minimum un an ». La juriste de Montpellier n’hésite pas à intervenir dans des affaires hors de son champ géographique. Elle ajoute : « Les préfets qui devront répondre de ce recours ont intérêt à prendre leur temps, pour que les travaux puissent se poursuivre. »

Se faire entendre

Est-il trop tard pour agir ? « Dans l’histoire de la lutte écologique, les chantiers qui ont été arrêtés avaient tous été démarrés », explique « Pterois». C’était le cas du barrage de Sivens en 2015 et de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes en 2018. Pour lui, le décalage entre le temps de la justice et celui des travaux n’est donc pas une fatalité. Dans un premier temps, la jurisprudence se prononcera sur la légalité de l’autorisation environnementale. Pour Francine Herbaut, présidente de la fédération Nord Nature Environnement basée à Lille, « il s’agit d’une étape significative de la lutte, elle permet d’attirer l’attention en relayant le combat dans les médias. Ce dont on a besoin aujourd’hui, c’est de rendre nos arguments visibles et lisibles ».

En attendant l’audience finale à Amiens, les activistes pourront déposer un référé-suspension. Lors de cette procédure d’urgence, il est demandé à un ou une autre juge de choisir d’interrompre les travaux temporairement. Le projet s’inscrit depuis longtemps dans un cadre juridique solide, avec une déclaration d’utilité publique prononcée dès 2008. Une décision prise dans un contexte politique, environnemental et budgétaire bien différent de celui d’aujourd’hui : « On veut faire des économies dans le cadre de la réforme des retraites, mais on est prêts à débloquer des milliards pour ce canal ? » s’interroge Francine Herbaut. La présidente de Nord Nature Environnement fait feu de tout bois : « La bataille juridique n’est pas le seul combat à mener contre ce projet. Elle va de pair avec le travail militant et les débats démocratiques. »

Méga Canal Non Merci a organisé l’année dernière des réunions publiques d’information pour éclairer les citoyennes et citoyens sur les enjeux du projet. Ils et elles se sont exprimés sur l’intégration du canal dans leur territoire lors d’une enquête publique en mars 2024. Malgré de nombreuses réserves, cette dernière s’est conclue par un avis favorable de la commission d’enquête.

Des ingénieurs contre le canal

Partager des cartes qui offrent une autre vision de grands projets d’aménagement fluvial, c’est la vocation de Pierre Parreaux, ingénieur et fondateur du CLAC (Comité de Liaison Anti-Canal) en 1974. « Avec cette expression graphique, je m’efforce de m’éloigner du jargon juridique pour toucher un public plus large », raconte le militant de la première heure qui a produit plusieurs dizaines de cartes critiques du CSNE. À son image, ce combat écologique fait émerger des profils spécialisés face à la technicité du dossier. À l’Université de technologie de Compiègne (UTC), la communauté étudiante s’organise. C’est le cas d’Aurélien (prénom d’emprunt), futur ingénieur en urbanisme de 22 ans, cofondateur du collectif Stop Canal UTC. Dans le cadre de ses études, il est allé à la rencontre de bateliers, d’agriculteurs. « On sort de la croyance selon laquelle l’ingénieur parle du haut de son ordinateur », sourit-il.

Il réinvestit un travail universitaire pour créer l’Alternative. « On n’est pas seulement contre ce canal, on est pour autre chose », assure-t-il. Ce manifeste propose une autre voie, celle d’améliorer l’existant - le canal du Nord - au lieu de ce chantier pharaonique. « La bataille politique qu’on mène ne peut se faire si elle n’est pas aussi une bataille des imaginaires. »

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