Autrefois haut lieu de la pêche, le port du Crotoy n’a pu conserver que sa fonction de plaisance face à l’accumulation de sédiments dans l’estuaire. Le phénomène n’est pas nouveau mais, pour le contrer, le dialogue stagne entre l’État, les élus et les administrés.
Il est 11 heures au port du Crotoy et pas la trace du moindre marin. « Quand j’ai commencé à naviguer en baie de Somme, il y avait 120 bateaux et 350 pêcheurs. » Les souvenirs d’Henri Derosière, surnommé «Bébé» depuis l’enfance dans son village natal du Crotoy, semblent bien loin. Seuls les plus petits bateaux du port de plaisance rappellent l’identité de ce village de pêcheurs. «Bébé» en est l’exemple parfait. Depuis les années 1960, il n’a jamais cessé de sillonner la baie, à la recherche de harengs, de crevettes ou encore de coques. Il a assisté, impuissant, à la désertification du port.
En cause : l’ensablement de l’estuaire. En moyenne, en une année, 0,5 à 2 cm de sable s’accumulent dans la baie. Ce phénomène est naturel, mais a été amplifié par les multiples aménagements pour gagner du terrain sur la mer. C’est ce qu’explique Dominique Cocquet, auteur d’une saga sur l’histoire de la baie de Somme. « Tout a commencé lors de la canalisation de la Somme au XVIIIe siècle. Le but était de faciliter le commerce, au détriment d’un effet de chasse d’eau essentiel », regrette l’écrivain, passionné depuis quinze ans par l’histoire de ses terres d’origine. « À chaque marée, la puissance de la mer permet de retirer des sédiments. Sans cet effet naturel, on accumule les dépôts. »
« L’eau a été remplacée par le sable. La baie est en train de mourir, elle s’asphyxie », déplore Dominique Cocquet. Depuis une vingtaine d’années, la prise en charge de l’ensablement semble être au point mort. En 1998, l’association Littoral Picard Baie de Somme avait déjà organisé un colloque sur le sujet. Jeanine Bourgau, vice-présidente de l’association, remarque que ses conclusions sont toujours valables. « Tout le monde est au courant de la situation, mais d’autres problèmes dans le département, comme les inondations ou l’érosion, ont tendance à éclipser l’ensablement », explique-t-elle. Et de poursuivre : « En plus ça demande beaucoup d’argent pour des enjeux plus ou moins pris au sérieux, ce qui ralentit la prise de décision. »
Un sentiment d'abandon
De quoi provoquer la colère du maire du Crotoy, Philippe Evrard. « Le jour où la baie va devenir un terrain de golf, on en fera quoi du Grand site de France ? (ndlr : label touristique décerné par l’État). » Pourtant, la commune est équipée d’un bassin de chasse, censé désensabler la baie en se remplissant d’eau à marée haute, puis en la libérant pour évacuer les dépôts. L’infrastructure est sous la responsabilité du département.

Le problème : environ 1,7 million de mètres cubes de sédiments y sont accumulés et contrarient son bon fonctionnement. Un sujet épineux qui pourrait bien se finir devant le tribunal administratif : « J’attends de voir ce que les services publics proposeront dans les prochains mois mais, si rien ne bouge, je n’hésiterai pas à attaquer l’État en justice pour manquement à ses obligations ! »
Faut-il pour autant imaginer la baie de Somme sans eau ? Difficile à dire pour Sophie Le Bot, maîtresse de conférences en sciences de la vie et de la Terre à l’université de Rouen Normandie. « La tendance actuelle montre que l’on va inévitablement vers plus d’ensablement, mais le changement climatique complique la donne. » Des chercheurs réalisent actuellement des modélisations numériques pour préciser l’avenir de la baie de Somme, selon divers scénarios liés à l’évolution du climat. Actuellement, la baie est réduite à 70 km2, contre 200 il y a cinquante ans.