Depuis le Brexit et l’entrée en vigueur de nouvelles restrictions dans les eaux anglaises, la concurrence entre bateaux européens grandit. Conséquence : les eaux françaises appâtent des navires britanniques et néerlandais mieux pourvus que les bateaux français. Reportage.
Sur le quai du bassin Loubet à Boulogne-sur-Mer s’alignent le Saint-Pascal, le Ma brune ou L’Arc-en-Ciel –. Plus loin, des bateaux deux fois plus grands se serrent : l’Amrumbank, le Kleine Jan ou le Vertrouwen Scheveningen. Des navires néerlandais. De tailles et de nationalités différentes, ces bateaux sont les témoins du fossé entre deux visions de la pêche qui s’affrontent en mer.
Pour les pêcheurs du port, le constat est sans appel : en dix ans, les ressources de la Manche ont drastiquement diminué. Certaines espèces ont migré au Nord, cherchant des eaux plus fraîches en temps de crise climatique. Pierre, membre d’équipage de La mère du Christ, s’en désole : « On est mi-janvier et c’est déjà la fin de la saison des encornets. Avant, on en pêchait jusqu’à la fin février. » Par ailleurs, les zones de prise se restreignent depuis le Brexit alors que les quantités pêchées par les bateaux européens augmentent, ce qui attise les tensions en mer.
L’attaque d’un chalutier boulonnais, le Rose de Cascia, par un navire de pêche britannique à l’équipage néerlandais le 17 janvier 2025 en témoigne. Un incident « d’une gravité exceptionnelle », selon le président de la région Hauts-de-France Xavier Bertrand dans un courrier adressé à Agnès Pannier-Runacher, ministre de la Pêche.
Pêcheurs en hausse dans la Manche française
« Les Anglais veulent nous évacuer », dénonceBruno Margollé, président de la Coopération maritime. En 2016, les Britanniques ont voté en faveur de leur sortie de l’Union européenne (UE), ce qui a suscité l’inquiétude de l’industrie de la pêche européenne : 60 % de leur prises provenaient des eaux anglaises. À Boulogne, port de la Côte d’Opale à une trentaine de minutes de navigation de la Manche anglo-saxonne, tout s’est compliqué lorsque le Royaume-Uni s’est officiellement retiré de l’UE quatre ans plus tard. Et pour cause : si l’accès à la pêche en eaux anglaises est restreinte, la zone de pêche pour les bateaux européens se resserre et se concentre en France.
Une nouvelle législation les empêche de traverser la Manche s’ils n’ont pas de licence, uniquement délivrée par les autorités britanniques aux navires qui avaient l’habitude de venir pêcher outre-Manche : ce sont des « antériorités ». Elles ont parfois été difficiles à prouver, ralentissant le processus.
À Boulogne-sur-Mer, 17 navires artisanaux sur les 18 du port ont obtenu le précieux sésame. Mais certains, comme Jean-Yves Noël, capitaine du Surcouf, craignent de perdre leur licence. La cause : il n’a pas pêché dans les eaux anglaises l’année dernière – il faut avoir au moins un jour d’activité dans les eaux situées de 6 à 12 milles nautiques (entre 11 et 22 kilomètres) de la côte britannique.
Un mur de lois comme frontière
Les licences durement acquises n’ont soulagé que temporairement les pêcheurs européens. Depuis le Brexit, les Britanniques n’ont cessé de complexifier les règles de navigation sur leurs eaux. En mars 2024, la Grande-Bretagne a interdit la pêche au chalut dans 13 des 17 aires marines protégées sur son territoire.
Deux sont situées dans les zones auxquelles les licences donnaient accès. Il devient maintenant plus pratique pour les Européens de pêcher dans la Manche française. Conséquence : le nombre de navires étrangers augmente autour de Boulogne.

« Mais il n’y a pas la place pour tout le monde », affirme Stéphane Pinto, vice-président du comité régional des pêches maritimes et des élevages marins des Hauts-de-France. Et tous les navires ne sont pas à égalité en mer. Les quotas de pêche diffèrent selon la nationalité des matelots, ce qui exacerbe les tensions entre Européens. Kurt Bigot, pêcheur du Ma brune, explique l’« injustice » de cette législation : « Je n’ai le droit de pêcher que 2,2 tonnes de coquilles Saint-Jacques par jour, et pas tous les jours. »
Les Néerlandais et Britanniques ont des quotas plus avantageux, basés sur la capacité de prises de leurs navires. « Ils peuvent pêcher autant qu’ils veulent, quand ils veulent. En plus, ils vendent à Boulogne, ce qui casse nos prix. »
« On a vu une recrudescence du nombre de navires, notamment hollandais, qui arrivent chez nous, avec des nouvelles techniques qui ont mis à mal la ressource dont les pêcheurs français ont besoin », analyse Stéphane Pinto. Entre 2016 et 2021, les pêcheurs du port se sont mobilisés contre l’utilisation de la pêche électrique – une décharge électrique qui attire les poissons et les paralyse. Aujourd’hui, c’est la senne danoise qui pose problème. Ce grand filet en forme d’épuisette, traîné sur les fonds marins, ainsi que la trajectoire effectuée par le bateau, capte toutes les espèces présentes sur de larges espaces. Ceux des navires néerlandais peuvent faire jusqu’à trois kilomètres carrés, selon Stéphane Pinto.
« En mer, ils nous couleraient »
Les bateaux bataves (ndlr : néerlandais) sont plus gros, plus puissants et ont de meilleures technologies. À Boulogne, le premier port de France en nombre de poissons pêchés, il est impossible pour les marins locaux de rivaliser. En 2016, Bruno Margollé a transformé son chalut – le Nicolas Jérémy II – pour l’équiper d’une senne danoise. Neuf ans plus tard, il ne l’utilise presque plus : « Ce n’est plus rentable parce qu’il n’y a plus rien. » Retour à la pêche au chalut car, malgré tout, il faut résister : « Si on part, ils prendront nos places. » En mer, les tensions montent entre Français et Néerlandais.

« C’est la guerre ! On s’est déjà lancé des fusées les uns sur les autres » rugit Bruno Margollé. « Ils nous couleraient, confie Samuel, membre d’équipage. Parfois on peut travailler quatre jours au même endroit et ils viennent nous virer. »
L’entraide est nécessaire pour les pêcheurs du Boulonnais. Stéphane Fournier, capitaine de La Trinité et membre de la Coopérative maritime étaploise (CME) assure : « Nous sommes solidaires entre Français dans le combat contre les navires étrangers. » Pêcheurs français et européens attendent de nouvelles législations de l’Union européenne, qui pérenniseraient la pêche en préservant les fonds marins.
« Il faudrait réécrire une nouvelle politique commune des pêches, adaptée au réchauffement climatique et aux nouvelles techniques qui mettent à mal la ressource », assure Stéphane Pinto. Une décision commune aux 27 pays de l’UE permettrait à tous les marins-pêcheurs d’avoir les mêmes quotas de pêche, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Stéphane Fournier, lui, fonde ses espoirs sur la renégociation des accords du Brexit, d’ici deux ans : « En 2026, les compteurs repartent à zéro. » Mais peu de marins croient à une soudaine souplesse de nos voisins outre-Manche.