« Après trois inondations, certaines victimes n’avaient plus envie d’appeler les secours » : entretien avec Jérémie Degrande du SDIS62

En 2023, le Pas-de-Calais a connu des inondations historiques, faisant plus de 300 000 personnes sinistrées. Une intervention hors normes pour les pompiers. Dans une interview, le lieutenant-colonel Jérémie Degrande au service départemental d’incendie et de secours du Pas-de-Calais (SDIS62) revient sur les défis colossaux d’une telle opération.

Vos brigades ont dû faire face à des conditions exceptionnelles. Comment la situation sur le terrain a-t-elle modifié le déroulement de vos interventions ?

Le Pas-de-Calais a déjà connu des inondations importantes, sur des zones localisées, notamment proches du fleuve l’Aa. Celles de l’année dernière ont été uniques par l’étendue du territoire impactéla moitié du départementet leur durée, de novembre à février, avec trois vagues successives. Les inondations de cette ampleur ne sont plus considérées comme un risque rare, mais comme un phénomène qui pourrait se répéter dans les années à venir.

Nous avons adapté nos stratégies d’évacuation. Par exemple, les petites et moyennes pompes ne suffisaient pas face à une crise de cette envergure. Nous avons redécouvert que les canaux à grand gabarit, en plus de transporter des marchandises, servent aussi à stocker d’énormes quantités d’eau. Nous la rejetons dans les écluses des canaux. La flotte s’évacue ensuite vers la mer. Mais avec les pluies, les débordements des nappes phréatiques et les marées hautes, elle revient en force, aggravant la situation.

Quels étaient les enjeux majeurs de vos interventions ?

Après avoir analysé les risques et les enjeux du terrain, on déduit des objectifs prioritaires. Si dans un quartier urbanisé, il y a un Ehpad, évacuer les personnes à mobilité réduite devient l’enjeu principal. Après la dimension humaine, on s’occupe de l’eau.

L’année dernière, la situation était parfois dramatique : au bout de la troisième vague d’inondations, certaines victimes n’avaient plus envie d’appeler au secours. Il faut d’abord s’occuper d’elles. Les  personnes fatalistes encourent plus de risques, car elles n’ont plus rien à perdre. Mais à la fin, notre bilan humain est vierge. On n’a pas eu de mort. On s’en félicite.

Les inondations de cette ampleur ne sont plus considérées comme un risque rare.

Quel était l’état d’esprit sur le terrain ?

Nous avons constaté un « burn-out climatique », c’est-à-dire une fatigue et un désespoir provoqués par la durée des inondations. Non seulement chez les victimes, mais aussi dans nos propres rangs. D’autant plus que des secouristes étaient affectés et avaient de la famille dans les maisons inondées. Malgré tout, ils devaient aider les autres.

On a aussi constaté un sentiment de perte de sens dans nos casernes. Même quand on évacuait 1 000 litres d’eau, on savait qu’il allait en pleuvoir 10 000. Que tout ce travail ne serait pas efficace. Pour autant, il fallait expliquer à nos équipes qu’il était nécessaire d’agir quand même. Parce que finalement, l’important c’était d’être présents auprès des victimes.

D’autres départements, ainsi que certains pays étrangers, sont également intervenus pendant les inondations. Pouvez-vous nous en dire plus sur le soutien que vous avez reçu ?

Pendant la crise, les 450 pompières et pompiers mobilisés dans le Pas-de-Calais n’ont pas été suffisants. Des renforts venant de toute la région, des militaires en provenance de Paris et de Marseille, ainsi que des équipes hollandaise, tchèque et slovaque nous ont apporté de l’aide.

Les Pays-Bas, en particulier, ont dans leur ADN cette culture de l’inondation, vu la nature de leur terrain. Ils nous ont apporté des méga-pompes, qui permettent d’évacuer des quantités d’eau importantes. Après la crise, nous en avons commandé à notre tour. On attend de les recevoir fin janvier.

Comment interviennent vos équipes en cas d’inondation ?

On a une unité de sauvetage aquatique, située proche du littoral, comme à Montreuil-sur-Mer. Elle opère sur les petits bateaux dans lesquels sont évacuées les personnes sinistrées vers un terrain sec. Ces unités-là reçoivent également une formation spécifique sur l’utilisation des équipements aquatiques de protection individuelle.

Finalement, nos équipes sont formées à effectuer des sauvetages dans des courants forts, capables d’emporter une personne qui ne serait pas équipée. Il s’agit d’une intervention risquée, on pourrait même perdre des pompiers, mais c’est notre métier.

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