La bataille pour obtenir le minimum vital en eau dans les camps de migrants

Dans les camps de Calais et Dunkerque, aucun accès à l’eau potable n’est garanti pour les personnes exilées. Les associations humanitaires sur place tentent de subvenir à leurs besoins.

« L’adresse n’est pas officielle, mais c’est à peu près là », indique vaguement Salomé, bénévole à Utopia 56. Elle pointe une vaste étendue d’herbe sur l’écran de son téléphone. Perdu au milieu d’un bocage, entre les voies ferrées et la gigantesque raffinerie Total, le point de distribution de Mardyck se trouve à plus de dix kilomètres de Dunkerque-centre. Autour gravitent de multiples campements éparpillés à travers les sous-bois. Les deux points d’eau fixes, installés au printemps 2024 par la communauté urbaine de Dunkerque (CUD), sont le point névralgique de ces habitats informels. « En avril dernier, un homme est mort percuté en traversant la départementale pour rejoindre le point de distribution », confie Salomé. 

Il est dix heures. Femmes, hommes et enfants arrivent de tous les côtés. Munis de leurs bouteilles d’eau vides et leurs jerricans, toutes et tous vont dans la même direction : le point d’eau. Certaines et certains longent la route. Les poids-lourds frôlent sans ralentir les valises et poussettes. «Je suis à Mardyck depuis un mois avec ma femme et ma fille de 4 ans », explique Mohammed, 37 ans et originaire d’Alep, en Syrie. Il marche lui aussi le long de la départementale, bidon en plastique à la main. 

Il n’y pas de toilettes visibles aux alentours. Une douche artisanale, faite de chutes de cuves en plastique, et deux rampes d’une vingtaine de robinets (photo) sont les seules installations du point d’eau de Mardyck, pour environ 350 personnes, selon les estimations de Roots, une association qui vient en aide aux personnes en exil. « Il n’y a que de l’eau froide. C’est impossible d’utiliser la douche, nous sommes en plein hiver », déplore Mohammed, avant de pointer du doigt l’installation métallique. « Et ça, on dirait des abreuvoirs pour animaux… C’est à ça que ressemble notre vie ici. » Ces conditions de vie, qu’il juge déplorables, vont jusqu’à entraver sa pratique religieuse : « Je suis musulman mais depuis mon arrivée je n’ai pas pu prier. Je ne me sens pas assez propre pour le faire. »

Un point de vie

Au milieu de ce champ, les exilés lavent leur linge et remplissent des bidons qu’ils ramèneront ensuite sur leurs campements pour la cuisine et la vaisselle. « J’avais quelques bouteilles d’eau d’avance, mais mon stock est presque vide, déclare Hamin, qui observe des hommes se rincer le visage et les cheveux sous un robinet. Je vais être obligé d’aller en acheter à Auchan. C’est à 40 minutes à pied ». Ce jeune Iranien de 26 ans a les moyens de s’acheter de l’eau. « Être exilé ne signifie pas forcément être pauvre, mais ne pas avoir de statut ou de patrie. Il y a une grande diversité de profils parmi les exilés », détaille une bénévole rencontrée sur le camp. Pour répondre à ses besoins quotidiens de base en achetant uniquement des bouteilles d’eau, une personne exilée devrait dépenser 553 euros par mois, selon un calcul de l’ONG Solidarités International. Cette situation est irréaliste pour la plupart d’entre elles.

« Je reste ici toute la journée avec mon ami Ahmed, iranien lui aussi. Ça fait passer le temps et c’est plus sécurisé que sur le campement », explique Hamin. Mardyck est devenu un lieu de socialisation et d’échange, où les migrantes et les migrants se réunissent par communautés et rencontrent les bénévoles des différentes associations.  Les volontaires se rassemblent chaque jour autour de ce point d’eau pour distribuer de la nourriture et des produits de première nécessité. Tous et toutes s’agitent sur le sol boueux et glissant. Une odeur de plastique brûlé se fait sentir. Trois jeunes hommes viennent d’allumer un feu, comme pour réchauffer corps et cœurs dans ce décor de désolation. Ils sont rejoints par d’autres. Cette place du village improvisée est aussi un lieu d’attente.« J’attends d’être appelé, comme tout le monde ici, souffle le jeune Hamin. Ça peut arriver à tout moment, mais personne ne sait quand. » L’appel, c’est celui des passeurs, d’ailleurs présents dans la foule. «Ces conditions inhumaines m’obligent à tenter la traversée pour rejoindre l’Angleterre, explique Mohammed, Je n’aurais jamais imaginé que nous serions accueillis de cette manière en France, ce pays que nous considérions comme un symbole de démocratie.»

Un problème commun, des réponses diverses

À Dunkerque comme à Calais, la politique « zéro point de fixation » menée par les autorités locales vise à empêcher l’établissement de tout bidonville durable par des expulsions régulières. En 2016, la « Jungle » de Calais a été démantelée par les autorités. L’année suivante, la préfecture de Dunkerque avait déclaré la non-reconstruction du camp humanitaire de Grande-Synthe, suite à un incendie accidentel. 

Depuis, sur le littoral, les points de vie sont dispersés, mobiles et excentrés. «Nous pouvons être déplacés du jour au lendemain, craint Sarah, coordinatrice pour l’association Roots, mais les points d’eau resteront ici, ce qui obligera les gens à parcourir plusieurs kilomètres pour y accéder. » D’après le rapport annuel de Solidarités International, au moins 704 expulsions de lieux de vie informels ont eu lieu en 2023, soit une toutes les deux semaines à Dunkerque. 

Dans cette logique, difficile d’organiser un système d’approvisionnement en eau, qui demande des infrastructures en dur et un entretien. Si à partir de décembre 2023, la communauté urbaine de Dunkerque a installé deux points d’eau en réponse à une importante mobilisation inter-associative, un tel dispositif n’existe pas à Calais. L’État a mandaté en 2018 l’association La Vie Active pour distribuer eau et nourriture à proximité des campements. Mais les associations présentes sur place jugent son activité insuffisante. « Ces distributions se font loin des lieux de vie des personnes exilées. Elles ne reçoivent qu’un bidon pour couvrir leurs besoins quotidiens en termes d’hydratation et d’hygiène corporelle », déplore Aoife, membre de Calais Food Collective (CFC), association œuvrant également dans la distribution d’eau. L’association La Vie Active n’a pas répondu à nos sollicitations. 

La réponse des autorités n’est pas uniforme sur le littoral : chaque mairie et communauté de communes peut choisir de mettre en place ou non des installations sanitaires. À Calais par exemple, une vingtaine de toilettes ont été implantées au sud-ouest de la ville. « Personne ne les utilise, explique une bénévole de l’association CFC, elles sont loin de tous les points de vie, personne ne marche plusieurs kilomètres juste pour aller aux toilettes. Ils font leurs besoins juste à côté du campement. » Sollicitées, les mairies de Dunkerque et Calais n’ont pas répondu à nos questions.

L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) préconise 50 litres d’eau par personne pour répondre décemment aux besoins quotidiens. Une quantité atteinte à peine de moitié pour les personnes exilées du littoral selon les associations sur place. À titre de comparaison, un Français consomme en moyenne 148 litres d’eau par jour. « Nous vivons dans une angoisse permanente, alerte Mohammed. Nous avons toujours peur que notre fille attrape des maladies de peau. Elle doit garder sa couche longtemps en raison du manque d’endroits pour la changer. Cela met en danger sa santé et la nôtre. »



Mardyck. En l’absence d’eau chaude, cette douche faite de cuves en plastique recyclées est inutilisée durant l’hiver. © Ahmed Almassalmah

Pallier un manque, tant bien que mal

« Pour un exilé à Calais, l’accès à l’eau c’est nos cuves et c’est tout. Si un jour on disparaît, il n’y aura plus rien », s’inquiète Joyce, coordinatrice de l’association CFC. Sur le littoral, l’accès à l’eau potable est conditionné par la présence des associations sur place.

C’est dans un hangar de 3 200 mètres carrés, dans une zone industrielle, que sont situés leurs locaux. Devant l’entrée, trois cuves dont l’une est en réparation à cause d’un sabotage survenu la veille. Les autres sont en train d’être vidées. «Nous les ramenons au local tous les deux ou trois jours pour les nettoyer. Au-delà, l’eau stagnante n’est plus potable, explique Pierre, bénévole chez CFC. Nous suivons de près la consommation pour approvisionner selon les besoins». L’association met à disposition des sans-abri et des réfugiés une quinzaine de containers de 1 000 litres dans des endroits stratégiques. Ils espèrent pallier ainsi les manquements des autorités.

Formés par l’ONG Solidarités International, les bénévoles affirment être attentifs aux normes d’hygiène et d’équipement. «Nous réalisons des tests antibactériens sur l’eau et des protections anti-rats sont placées à proximité du matériel, poursuit-il. Notre mission principale est d’assurer l’accès à l’eau, propre, fraîche et en continu, à tous les lieux de vie informels et alentours», indique Pierre. Il estime que 80 % des besoins en eau du secteur sont couverts par le travail de La Vie Active et CFC. 

Malgré l’implantation d’un point d’eau à Dunkerque, l’association Roots n’est pas pleinement soulagée. «La pression est un peu retombée, mais nous avons également la responsabilité de l’entretien de ces lieux, explique Sarah, la coordinatrice. Nous sommes présents cinq jours sur sept». Les bénévoles sont responsables du nettoyage des robinets et des containers d’eau mis à disposition autour des camps. Ils et elles ont la charge de changer l’eau à intervalles réguliers et de remplacer les douches. «Lorsque nous emmenons les installations pour les nettoyer, les personnes réfugiées restent sans eau, parfois plusieurs heures », indique la responsable de la logistique.

L’association tâche également de fournir de l’eau chaude sur les camps. «Nous amenons des chauffe-eau quatre fois par semaine, sauf entre janvier et avril », explique Sarah. La demande étant trop forte en hiver, l’association n’a pas les capacités techniques et financières de répondre aux besoins durant cette période. «Il faut bien que quelqu’un s’en charge. Si l’État faisait son travail, on [les associations] partirait dès demain », conclut la coordinatrice, lapidaire.

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