Sur le port, les bateaux de pêche résistent. La flotte artisanale tente de s’organiser pour faire perdurer son activité face à la raréfaction des poissons et aux gros chalutiers.
Le port de Boulogne-sur-Mer est enfermé dans un silence total. Les premiers marins se préparent à partir en mer. Il est deux heures du matin et dans moins d’une heure, le quai sera vide. Les Delsart, famille de caseyeurs –petits pêcheurs de crustacés – remplissent de cagettes les quelques mètres carrés disponibles sur leur embarcation. Les poissons émiettés et récupérés sur la criée la veille serviront d’appât dans leurs casiers, une fois au large.
À peine le cockpit rempli, le moteur du Corentin-Lucas vrombit. Après un quart de tour sur lui-même, le bateau disparaît dans la pénombre marine. Il fait partie des 18 derniers bateaux de pêche artisanale de Boulogne-sur-Mer, plus grand port maritime français.
Les petites embarcations retrouvent le ponton enluminé aux alentours de 9 heures. Une fois l’amarre nouée, les marins déchargent leur maigre récolte nocturne. La cigarette surplombe les rares discussions, austères et courtes. Leur maison, c’est le quai Gambetta. À la lisière du centre historique boulonnais, ce petit dock d’à peine 300 mètres n’est plus ce qu’il était.
« Il y a vingt ans, on était une soixantaine de bateaux de pêche artisanale », glisse Sara, belle-fille du capitaine Delsart, vendeuse aux aubettes depuis ses douze ans — petites cabanes de bois où les produits de la mer sont écoulés. Daniel, vieux loup de mer âgé de 78 ans, flâne sur la jetée. Il nous raconte le port de son enfance : « Chaque lundi, les chalutiers débarquaient des tonnes de poissons. Aujourd’hui, ils ne ramènent que des crabes, tout blancs et tout petits. Plus de poissons » .

« SOS de pêcheurs en détresse »
Manque de poissons, hausse du prix du gasoil, interdiction de pêcher dans les aires marines protégées (AMP), zones de pêches restreintes avec le Brexit : pour les marins pêcheurs, le constat est simple : « Dans quinze ans, je prends ma retraite, la flotte aussi. On est morts et on le sait », confesse un matelot du Surcouf. Fabien Clouette, sociologue spécialiste du sujet, explique : « le modèle économique des artisans pêcheurs reste précaire et très vulnérable à l’état de la ressource. Une panne de moteur peut suffire à couler leur activité », note-t-il, non sans mauvais jeu de mot.
Habitués aux pêches toujours plus maigres, les marins ne comptent plus leurs heures. « On vient de faire 50 heures de mer en trois jours », relate Mathieu Pinto, patron de L’Ophéléa, un des derniers pêcheurs au filet du port. Il peine à recruter pour l’aider à faire ses heures. « Avant, on voyait des jeunes traîner autour des bateaux, aujourd’hui il n’y en a plus ». Un constat que partagent ses collègues caseyeurs, à l’origine d’une tribune parue en mai dernier dans Le Marin, intitulée « SOS de pêcheurs en détresse ». Lui ne l’a pas signée. « On n’a jamais été uni entre pêcheurs. Personne ne le dit mais il y a beaucoup de jalousie sur le port ». Fabien Clouette détaille : « Il y a autant de manières de voir et de faire cette activité qu’il y a de pêcheurs, et donc autant de conflits qu’il y a de pêcheurs ».
À terre, une union à contre-courant
À quai, chacun défend ses navires. Les Baillet à bâbord, les Delsart à tribord et au nord les Pinto. Ces familles historiques de la pêche boulonnaise se partagent la moitié de la flotte restante. Les quelques marins solitaires sont partis progressivement. Récemment, le Jérémy Florent a jeté l’éponge. « C’est presque impossible de se lancer dans la pêche artisanale aujourd’hui, les banques n’acceptent pas les prêts car ce n’est pas rentable », affirme Sara, derrière son mince étal recouvert d’araignées de mer.

Pour survivre, les dernières flottes rachètent les embarcations à l’agonie. L’enjeu est de taille : « Ces rachats permettent de récupérer les droits de pêche délivrés chaque année à tous les bateaux », explique Fabien Clouette. Les autorisations annuelles de pêche, distribuées par les autorités nationales et internationales, permettent aux marins d’accroître leur quantité de prises.
Dans ce microcosme, les flottes familiales cohabitent, se connaissent sans s’associer. Leurs noms sont floqués sur les devantures bleues de leurs échoppes le long du quai. Le Corentin-Lucas, immatriculé Delsart, est installé à quelques mètres de La Bretonne, la plus récente embarcation des Baillet. Chacune raconte une histoire, toutes évoquent un sentiment d’impuissance. « De toute façon ils cherchent à ce que l’on parte », enrage Matthieu Pinto, et « ça ne va pas aller en s’améliorant », renchérit un matelot du Murex, un bateau amarré à ses côtés.
Le sentiment d’être délaissé par la ville
Situées face au bassin Napoléon qui abrite le port de plaisance, les aubettes dépérissent face au fleurissement du tourisme aquatique. « La mairie dessine nos bateaux sur les cabas qu’elle vend, alors qu’on ne signifie plus rien pour eux », fustige une écaillère, reprochant à la mairie de vouloir les substituer par des bateaux de loisirs.
« D’un point de vue économique, le tourisme est de loin le premier secteur maritime », abonde Fabien Clouette. Ces dernières décennies, le port de plaisance s’est étendu sur plusieurs centaines de mètres. Les dizaines d’embarcations florissantes sont une source de revenus importante pour la commune à l’inverse des aubettes, figures historiques du port, dont près du tiers a fermé boutique.
Toutes et tous dénoncent la mairie de Boulogne-sur-Mer, « qui ne fait rien » pour leur venir en aide. « La criée où l’on devrait passer tous les matins pour peser nos marchandises est installée au port de commerce, à l’autre bout de la ville. Rien n’est fait pour les petits bateaux comme les nôtres », accuse un Delsart. Contacté, l’Hôtel de ville renvoie la responsabilité à l’agglomération. Tous deux sont présidés par Frédéric Cuvillier, maire de Boulogne-sur-Mer depuis plus de vingt ans, qui n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Le chalut, un autre ennemi en pleine mer
« Les plus de 20 mètres n’ont pas la même mentalité », fulmine Mathieu Pinto, en parlant des chalutiers, qu’il juge irrespectueux… Un sentiment partagé par Sara, plus loquace que son collègue. « Vous voyez le bateau vert, là-bas, le Laurent Geoffrey. L’année dernière, ses casiers se sont fait broyer par un chalutier ! ». Résultat : 40 000 euros de matériel parti en miettes.Face aux grands chalutiers de fonds marins, qu’ils battent pavillon français ou étrangers, les pêcheurs artisanaux font front commun.
Stéphane Fournier, patron de La Trinité, un chalutier français de 20 mètres, se défend : « Ça m’est déjà arrivé de détruire du matériel, mais c’est parce qu’il est mal signalé. De nuit, sans balisage lumineux, je ne peux pas savoir que mon chalut passe dans leurs casiers ! ». Avant de glisser, à demi-mot penché sur son filet en plein raccommodage : « On a fait jeunesse ensemble, mais vous savez, il y a des têtes dures partout ».
Autre sujet de discorde : la surpêche. « Il faut bannir les chalutiers de la zone des 12 milles pour protéger les petits bateaux », dénonce Laetitia Bisiaux, chargée de projet pour l’ONG Bloom. Cette bande côtière, la seule dans laquelle les petits engins de pêche sont capables de naviguer, est aujourd’hui prise d’assaut par les chalutiers. Ces derniers peuvent « vider une zone en un seul coup, alors qu’un petit pêcheur cible ses prises », indique Fabien Clouette. Alors pour survivre à la concurrence, le mot d’ordre, c’est « premier arrivé, premier servi », expose Mathieu Pinto. Au-delà des stocks, les chalutiers, hautement subventionnés, « entraînent une casse des prix, mettant en difficulté ceux qui pratiquent les méthodes dormantes, plus écologiques », développe le sociologue. Au jeu des criées, le chalut est roi. Pour l’instant.

Vidée, la mer du Nord n’est plus intéressante pour les embarcations néerlandaises et anglaises, les nouveaux gros poissons du port de Boulogne : « Avec la concurrence étrangère, la situation est très inquiétante : on joue au même jeu mais pas avec les mêmes règles », conclut Olivier Leprêtre, syndicaliste-pêcheur.